Entretien avec Alexis Desgagnés
Avec la parution imminente d'Ammoniaque, nous avons pensé questionner Alexis Desgagnés à propos de son projet et, plus largement, de son processus de création.
(Éditions du Renard) Peux-tu décrire ta rencontre avec le mur de tôle, qui est au cœur de ton nouveau livre Ammoniaque ? Y as-tu tout de suite vu le sujet d’un projet à venir ?
(Alexis) En 2014, mon amoureuse et moi avons quitté la ville de Québec et nous sommes installés à Montréal, dans Hochelaga, quartier que je connaissais pour y avoir déjà vécu pendant mes études doctorales. Rapidement, j’ai commencé à explorer de nouveaux secteurs, notamment la zone industrielle de la rue Moreau, où j’allais photographier les plantes et les oiseaux qui vivaient en bordure du chemin de fer.
C’est ainsi que j’ai découvert le mur de tôle, ses inscriptions, qui m’ont fasciné. En 2014 et 2015, j’ai photographié le mur à répétition, presque obsessivement, sans pourtant avoir une intention précise. Puis, en janvier 2016, après un certain temps passé sans visiter les lieux, j’ai eu cette intuition : « Et si le mur avait été effacé ? » Je suis donc retourné voir le mur et c’était effectivement le cas, alors j’ai documenté cet effacement. C’est à partir de ce moment que j’ai eu l’intention de faire un projet sur, ou plutôt, autour du mur.
La trame narrative du livre respecte exactement cette chronologie de la prise de vues et rend forcément compte de l’évolution de ma manière de percevoir et d’éprouver le territoire photographié. S’agissant d’Ammoniaque, employer le verbe « éprouver » n’est pas anodin, car mon regard sur ce territoire est littéralement passé, au fil de la prise de vues, de la contemplation à ce qui fut, pour moi, une véritable épreuve existentielle.
(ED) Tes images se distinguent par un caractère assez brut et l’utilisation d’un appareil demi-format provoque des diptyques que tu utilises tels quels dans ton travail. Peux-tu nous dire ce que ce support apporte à ta pratique ?
(A) Je ne me souviens pas précisément de ce qui m’a conduit à me procurer cet appareil demi-format. À une certaine époque, j’ai acheté des dizaines d’appareils usagés. Quand le demi-format est arrivé dans mon existence, j’ai cessé de chercher de nouveaux appareils. C’était comme si j’avais enfin trouvé « mon » outil. Le photographe japonais Araki suggère que changer d’appareil permet de changer sa photographie. Bien que je comprenne cette idée, j’ai consciemment fait le choix de travailler principalement avec le demi-format en assumant qu’il est l’outil à la base de mon langage photographique. Ça ne m’empêche pas d’utiliser d’autres appareils, ainsi qu’en témoigne Ammoniaque.
Pour moi, l’élément déterminant du demi-format, c’est le viseur vertical, donc la verticalité de la photographie. Le corollaire de cet élément, c’est que deux images verticales qui se suivent sur un même négatif peuvent potentiellement former un diptyque ou, si on pense son travail à partir du champ éditorial, une double page. Sur le négatif produit au demi-format, il se forme des diptyques fortuits et des diptyques intentionnels, selon le degré de conscience que j’ai des images réalisées lors de la prise de vues.
(ED) Les textes d’Ammoniaque (mais aussi de ton livre précédent, Banqueroute) sont partie intégrante de ton travail. Qu’est-ce que la poésie apporte à tes images (ou vice-versa) ? Vois-tu ces deux formes d’expression comme interdépendantes ? Autonomes ?
(A) À l’origine de Banqueroute, vers 2010, j’avais pour intention d’écrire un essai historique qui devait porter sur l’obsolescence de la photographie, projet pour lequel j’avais reçu une bourse de création. À cette époque, cependant, mon rapport à l’écriture s’est significativement transformé. Après plusieurs années à ne l’avoir envisagée qu’à travers le filtre universitaire, la pratique de l’écriture était devenue pour moi quelque chose de profondément souffrant. Alors j’ai voulu rompre avec cette souffrance, me réapproprier l’expression écrite. Cette période correspond aussi au début de ma relation avec Valou, dont la sensibilité littéraire m’a ouvert à la poésie, ce qui m’a fortement poussé vers l’écriture poétique.
Une autre de mes rencontres importantes, à cette époque, fut celle du photographe André Barrette, qui était mon collègue de travail au centre VU. Côtoyer quotidiennement André, qui est l’un des artistes les plus radicaux que j’ai rencontrés, m’a permis de renouer avec la pratique de la photographie, que j’avais délaissée depuis la fin de l’adolescence. J’ai vécu cette redécouverte simultanément avec mon exploration nouvelle de l’écriture poétique, les deux pratiques répondant, chez moi, à une même pulsion créatrice, dont les livres Banqueroute et Ammoniaque ont émergé.
Pour répondre plus directement à ta question, je dirais donc que la poésie, la photographie et désormais le dessin sont, chez moi, des pratiques subordonnées à mon expression créatrice en général. Je ne réfléchis pas séparément ces différentes avenues de ma création. Elles procèdent d’une même source, elles sont différentes manifestations d’une unique pulsion de création.
(ED) Ammoniaque est le deuxième ouvrage que nous produisons avec toi. Tu sembles trouver dans le format du livre un espace convenant à ton travail. Je me trompe ?
(A) Mon vif intérêt à considérer le livre comme une forme légitime de création en photographie s’est beaucoup développé à travers les échanges passionnés que j’ai eus avec un autre collègue de VU, l’artiste Charles-Frédérick Ouellet, qui a aussi publié aux Éditions du Renard. Considérant que ma démarche s’est appuyée sur une double pratique, de l’écriture poétique et photographique, le livre s’est imposé à moi comme un véhicule privilégié de ma création artistique.
Il y a quelque chose qui me porte naturellement vers tout ce qui relève du rapport entre le texte et l’image, donc vers les ouvrages illustrés, notamment. Mes recherches et mes écrits en histoire de l’art en témoignent. Cet intérêt remonte à mon enfance, probablement au moment où me fut offerte une édition du Petit Larousse illustré. J’ai aussi beaucoup fréquenté l’abondante bibliothèque de ma belle-mère, Monique. C’est également elle qui, quand j’avais douze ans, m’a fait découvrir la photographie et m’a offert mon premier appareil photo.
(ED) En tant qu’artiste et auteur, qu’est-ce qui t’inspire ?
(A) En premier lieu, la nature, en particulier les oiseaux, les herbes, les arbres, les fleurs, les insectes, les champignons… La société, les humains, mes étudiantes et mes étudiants. Pendant longtemps, l’aliénation a constitué un thème central dans mon travail, mais je ressens le besoin de m’écarter de ce sujet. Le monde a trop besoin d’amour.
Je suis de plus en plus engagé dans une démarche intérieure qui a peu à voir avec les mots et les images. Je ne sais pas encore comment ce « grand silence » sera éventuellement canalisé à travers ma création, vers de nouveaux livres. Je n’ai pas d’attente particulière, je laisse les choses venir. C’est la création qui décide. Pour paraphraser Raôul Duguay, je ne suis qu’un instrument, un robinet, une passoire.
Et « tout est toujours à recommencer ».
Montréal, le 23 octobre 2021.